Quand Julie Artacho réalise les fantasmes visuels d’une chorégraphe

La photographie Julie Artacho. ©Julie Artacho

La photographie Julie Artacho. ©Julie Artacho

« Fais-moi ta face de yogourt jazz fruits dans le fond ». « Fais-moi ta face de sommelier qui veut cruiser un producteur de vin ». « Fais-moi ta face de fille qui fait du trekking et qui se fait des lunchs ». C’est le type de consigne que vous donnera Julie Artacho si elle fait votre portrait. Photographe œuvrant dans le milieu du théâtre, de la musique et de la danse, elle est partie prenante du processus de création du double programme Fixer la chair présenté par Tangente.

Carnaval d'Amélie Rajotte avec Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli, Ashlea Watkin.  Photo : Ashlea Watkin par Julie Artacho.

Carnaval d’Amélie Rajotte avec Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli, Ashlea Watkin. Photo : Ashlea Watkin par Julie Artacho.

Quand Julie Artacho ne fait pas de portraits, elle capte le mouvement des danseurs sur sa pellicule. À l’occasion du double programme Fixer la chair, elle est passée de l’autre côté de l’objectif en devenant collaboratrice visuelle des chorégraphes Caroline Laurin-Beaucage et d’Amélie Rajotte : « Mon rôle était de documenter et d’inspirer le processus de création des pièces Entaille et Carnaval» explique la photographe. Une exposition au Monument National retrace d’ailleurs ce processus, vu à travers la caméra de Julie Artacho.

Entailles de Caroline Laurin-Beaucage avec Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin. Photo : Rachel Harris par Julie Artacho

Entailles de Caroline Laurin-Beaucage avec Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin. Photo : Rachel Harris par Julie Artacho

Entailles est née d’une réflexion sur la chair et l’âme, « sur ce qui fait que ces deux éléments sont tellement scindés, raconte Caroline Laurin-Beaucage. Cette réflexion m’est venue il y a quelques années, lorsqu’on a failli m’opérer pour un saignement au cerveau. J’avais l’impression que toucher à une partie de mon corps, à mon enveloppe physique, allait affecter qui je suis fondamentalement». Pour cette création, la collaboration a pris la forme d’un dialogue constant entre la chorégraphe et la photographe : « J’avais envie de travailler avec le regard d’une photographe comme moteur à la création, avant même d’aller en répétition, poursuit Caroline Laurin-Beaucage. On a fait trois séances photo avec les interprètes, Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin, que je guidais pendant que Julie les photographiait. J’ai pu explorer toutes les images que j’avais en tête, les ruptures du corps, des plans très rapprochés de celui-ci, le corps habillé et déshabillé… L’idée était de voir tout ce que je ne peux pas voir dans un studio de danse ». Ensuite, Caroline Laurin-Beaucage a sélectionné les images dont elle voulait s’inspirer pour créer la gestuelle pendant les répétitions. Ainsi, l’écriture chorégraphique d’Entailles est innervée par les clichés de Julie Artacho : « C’était surréaliste et vraiment intéressant de voir mes photos recréées à nouveau», souligne la photographe.

La première phase de la création d’Entailles a également permis de faire la recherche esthétique et de monter la scénographie : « L’autre avantage de travailler avec Julie était que je voulais d’abord voir le corps avec des objets, puis me départir de ces objets, insiste Caroline Laurin-Beaucage. J’ai pu réaliser des fantasmes visuels que j’avais, de manière à ce qu’ils nous imprègnent à tous pendant les étapes suivantes de la création. Les photos m’ont aussi permis de savoir ce que je voulais garder comme objets dans la scénographie, elles ont dicté toute l’esthétique visuelle et tout le ton de la pièce ». Ainsi, la chorégraphe a découvert que cette manière de travailler rendait le processus de création très organique, en permettant de faire des choix d’entrée de jeu : « On n’est pas dans un studio de danse à regarder des mouvements abstraits pendant des mois puis à se demander ce que vont porter les danseurs. Tout se fait en même temps. Tout ce qui est sur scène fait partie de l’environnement depuis longtemps ».

Carnaval d'Amélie Rajotte avec Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli, Ashlea Watkin.  Photo : Ashlea Watkin par Julie Artacho.

Carnaval d’Amélie Rajotte avec Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli, Ashlea Watkin. Photo : Ashlea Watkin par Julie Artacho.

Pour Carnaval, création expressionniste d’Amélie Rajotte sur le lever du masque social, la contribution de Julie Artacho, moins itérative, a également permis à la chorégraphe de faire des expérimentations visuelles qui ne sont pas toujours possibles en répétition : «Nous avons fait deux séances photos en début et en milieu de processus, dit Amélie Rajotte. Julie et moi avions demandé aux interprètes Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli et Ashlea Watkin d’apporter des costumes et des accessoires. Nous avons beaucoup discuté de l’esthétique et du ton de la pièce. Elle écoutait ma vision et me proposait des choses. De ces deux séances, j’ai gardé certains accessoires, mais la pièce est beaucoup plus sombre que sur les photos »

Entailles de Caroline Laurin-Beaucage avec Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin. Photo :Rachel Harris par Julie Artacho

Entailles de Caroline Laurin-Beaucage avec Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin. Photo :Rachel Harris par Julie Artacho

Par la force des choses, chorégraphes et photographes n’ont pas la même approche du mouvement. De plus, les créatrices de Fixer la chair sont loin de se cantonner aux sentiers balisés par leurs domaines artistiques. Caroline Laurin-Beaucage explique avoir travaillé dans Entailles « la sensation de l’image plutôt que la reproduction de l’image. Je n’ai montré aucun mouvement aux interprètes. Pour créer la gestuelle, j’ai donné des consignes anatomiques : extension du sternum, glissement du coccyx, lancement des pieds, etc. Puis, j’ai proposé aux interprètes divers états, leur demandant par exemple de faire telles phrases en imaginant que tout l’intérieur de leur corps est rempli ou qu’elles sont invisibles. Julie aime ça essayer des affaires, elle ose et son énergie est contagieuse!».

Venant du monde du théâtre, Julie Artacho est une photographe dont les images étrangement animées racontent des histoires : « J’aime beaucoup activer l’imaginaire de mes modèles et faire de la mise en scène dans mes photos». Puisant ses idées dans la musique, la jeune femme concocte une bande-son pour chacune de ses séances photo : « Pour mon projet Jeux, des portraits d’acteurs, de chanteurs et de danseurs en noir et blanc, je leur donne des intentions de départ, je mets la musique et laisse aller les gens cinq minutes sans les diriger. Comme les photos sont prises dans le mouvement, les gens oublient qu’ils posent. C’est comme un petit vidéoclip que je fais dans l’image ».

Pavement d’Abraham.in.Motion : Bons baisers de Pittsburgh

© Carrie Schneider. Interprètes Eric Williams, Rena Butler, Matthew Baker, Chalvar Monteiro, Jeremy Neal, Maleek Washington, Kyle Abraham.

© Carrie Schneider. Interprètes Eric Williams, Rena Butler, Matthew Baker, Chalvar Monteiro, Jeremy Neal, Maleek Washington, Kyle Abraham.

Créée par le chorégraphe afro-américain Kyle Abraham, la compagnie newyorkaise Abraham.in.Motion illumine le théâtre Maisonneuve avec Pavement. Voilà pourquoi vous ne voulez pas rater ce show :

1. Puisant dans la danse contemporaine, la danse classique, le breakdance et les acrobaties, fricotant avec le théâtre à l’occasion, incorporant des gestes quotidiens, la gestuelle est épatante. Plus qu’un amalgame d’influences diverses, c’est un alliage organique qui ne ressemble à rien de connu.

2. La dite gestuelle est interprétée par des interprètes fantastiques et charismatiques, qui n’ont rien à envier au chorégraphe qui danse avec eux.

3. Construire par Sam Crawford, la trame sonore est éclectique et surprenante : blues, opéra, classique, rap, jazz, électro, pop, extraits de films, bruits de fusillades… Les crédits ne comptent pas moins de 23 noms.

4. La pièce est ancrée dans un contexte social, celui de deux quartiers de Pittsburgh. Décimés par la violence, la drogue et les guerres de gangs, ces quartiers étaient florissants il y a vingt ans et la scène jazz y battait son plein. Ayant grandi à Pittsburgh, le chorégraphe s’est inspiré de son vécu et de ses références culturelles, notamment le film de John Singleton sur les guerres de gang à Los Angeles, Boyz’n the Hood.

5. À travers des problématiques afro-américaines, Abraham touche à des préoccupations universelles, comme la violence, le besoin d’appartenir à une communauté, la quête de tendresse et d’amour, etc.

6. La pièce comporte des zones d’ombres, des passages marquées par la violence ou la détresse, mais n’est jamais oppressante. Au contraire, de ces interprètes en vêtements décontractés qui dansent sur un terrain de basket, se dégage beaucoup de légèreté.

7. Si commentaire social il y a, il s’agit d’un sous-texte. Ce n’est pas du Spike Lee dansé. La pièce n’est jamais trop littérale, ni linéaire, mais constitue des tranches de vie juxtaposées. Certaines scènes sont plus explicites que d’autres, comme l’excellente scène d’ouverture où des hommes entrent en scène en roulant des mécaniques au son de la chanson de blues What’s the Matter Now et la suite, où des danseurs blancs déposent des danseurs noirs au sol en leur ramenant les mains derrière le dos, comme si elles étaient menottées. D’autres scènes sont plus énigmatiques, comme la fin où les danseurs sont empilés les uns au-dessus des autres au son du morceau de Donny Hathaway, Someday We’ll all be free.

Pavement de Abraham.in-Motion © Steven Schreiber.

Pavement de Abraham.in-Motion © Steven Schreiber.

Pavement est finalement une pièce de contrastes. Du contemporain qu’on ne peut dissocier des isolations du breakdance et du ballet, des danseurs qui courent en treillis et chemises, de l’opéra et Jacques Brel… Kyle Abraham est en-dehors des codes et des catégories, il nous dit que rien n’est noir ou blanc, et ça fait du bien.