Si la façade du Bain St-Michel évoque un théâtre avec son architecture Beaux-Arts, ses amples arches et son œil-de-bœuf côté sud, son espace interne est moins policé et plus dépaysant pour les artistes de la scène. Non contents d’abriter une longue histoire de loisirs, les murs de l’ancien Bain Turcot, propriété de la ville de Montréal attribuée gratuitement aux artistes, ont été témoins depuis 1998 de nombreuses manifestations de la relève montréalaise. Entre autres, l’édifice accueille en ce moment les préparatifs de l’imminent Piss in the Pool.
Geneviève Ferron : la condition humaine
Le Bain Saint-Michel a ce caractère brut propre aux lieux laissés à l’abandon : « c’est un espace vraiment particulier, explique la chorégraphe Geneviève Ferron. Il y a quelque chose de très glauque, d’impressionnant quand il n’y a pas de décors ou d’éclairage». Après deux répétitions, Ferron a décidé d’aller à l’encontre de l’espace : « j’avais besoin de sortir de mes zones de confort, de déjouer mes codes». Alors que les traversées qu’affectionne la chorégraphe auraient pu facilement s’inscrire dans l’espace rectangulaire du Bain St-Michel, ses 20 interprètes ne sillonneront pas le lieu. De la même manière, Ferron délaisse la nudité et les couleurs ternes de Tout est dit, il ne reste rien, sa création présentée à Tangente au mois de décembre dernier. Elle qui remet en question l’hétéronormativité souvent dépeinte en danse et qui « veut trouver une esthétique éthique », troque les stéréotypes féminins pour des corps plus ambigus au Bain St-Michel. Pour son premier Piss in the Pool, la chorégraphe Geneviève Ferron actualise Stella, la pièce de Jean-Pierre Perreault présentée au FIND en 1985. Créée avec 24 danseuses, celle-ci évoquait la destinée collective de l’humanité, comme l’avait fait Perreault dans Joe avec des hommes en 1983. En reprenant Stella, Ferron règle ses comptes avec les critiques acerbes qu’avait reçues l’original : « Je fais une interprétation très libre d’une pièce que je n’ai jamais vue. Ce n’est pas un hommage, c’est une critique de la critique. Les interprètes seront des hommes et des femmes habillés comme dans Stella : cheveux longs, robes et talons hauts. On ne saura pas si ce sont des hommes ou des femmes ». Très intéressée par l’idée de corps sans organes* comme nouvelle éthique féministe en danse contemporaine, Geneviève Ferron donnera à voir la condition humaine interprétée par des corps androgynes et chevelus en robes, sans visages.Andréane Leclerc : Montrer cette contorsion que nous ne saurions voir
La notion d’un corps sans organes interpelle également Andréane Leclerc, contorsionniste transfuge du monde du cirque traditionnel, vue récemment dans une performance sensible et troublante à Short & Sweet 11 et en 2011 à Tangente. Amoureuse du nomadisme, Leclerc souhaitait aller plus loin que la prouesse circassienne : « Je lui trouvais une grande beauté, mais le manque de significations et de recherche me posaient problème, dit-elle. J’avais envie de laisser parler autre chose à travers moi, de déterritorialiser la contorsion dans d’autres contextes pour qu’elle ne soit plus un but en soi». Désireuse de déconstruire les clichés liés à sa pratique et d’éveiller l’imaginaire du public afin qu’il aille au-delà du spectaculaire, Andréane Leclerc a commencé à explorer la scène montréalaise burlesque et féministe il y a quelques années, tout en réalisant une maîtrise de théâtre sur la dramaturgie de la prouesse : « Je me suis beaucoup intéressée à la manipulation du corps par la contorsion pour créer des sensations chez le spectateur. Aujourd’hui, par exemple pour Piss in the Pool, je travaille davantage sur le rapport des contorsionnistes à l’espace et sur leurs sensations à elles. On voit beaucoup plus la contorsion, que je voulais cacher avant».La participation d’Andréane Leclerc à Piss in the Pool constitue sa première chorégraphie pour des interprètes autres qu’elle. Elle a fait appel à trois artistes de cirque, une autodidacte et deux finissantes de l’École nationale du cirque qui font du cerceau aérien, à qui elle a donné des cours de contorsion pendant la résidence au Bain St-Michel. Partie d’une image très simple de montée et descente de la marée, Lelerc « travaille la contorsion pour voir comment elle s’inscrit dans le corps de ses interprètes, comment elle peut les faire avancer, monter, descendre, rester sur place, comment un même mouvement peut évoluer d’une personne à l’autre». Le mouvement clé constitue un revirement très simple des contorsionnistes sur eux-mêmes, dont la combinaison leur permet de parcourir des diagonales selon diverses trajectoires dans le Bain St-Michel : « je n’ai jamais aimé arriver dans un espace et y transplanter ce que j’amène avec moi, ajoute la jeune femme. Un lieu parle toujours de lui-même. J’aime l’idée de rendre l’invisible visible, de faire ressortir quelque chose par le corps. »
La contorsionniste nomade s’est ancrée dans le Bain St-Michel pour construire une proposition chorégraphique autour de la contorsion avec Érika Nguyen, Maude Parent et Coralie Roberge. Un peu à contrecœur, Andréane Leclerc a décidé de s’établir à Montréal pour déployer ses projets de création : « le nomadisme viendra avec les rencontres, les collaborateurs qui vont et viennent… ».
Benjamin Kamino : Conversations autour de la danse
La pièce Place-perfect de Benjamin Kamino s’inspire aussi d’une création d’Ana Monteiro, une chorégraphe portugaise : « dans l’obscurité, on entend un enregistrement de la voix d’Ana Monteiro, qui demande au public d’imaginer la chorégraphie parfaite. C’est une partition géniale, qui permet de réfléchir à la sensation de l’espace, à la durée de la proposition, à l’éclairage, à ce qui se passe, à ce qui pourrait arriver et modifier la pièce. Il s’agit d’une très belle proposition dramaturgique autour d’une danse imaginée, d’un espace de danse imaginé ».
Kamino a décidé de relier cette idée de chorégraphie idéale avec sa réflexion sur le lieu parfait : « j’ai adopté la perspective de la danse car je veux tout le temps être en dialogue avec la danse ». Il a donc invité divers acteurs du milieu montréalais de la danse – des danseurs, des chorégraphes, des programmateurs et des critiques – à venir lui rendre individuellement visite dans le Bain St-Michel pour une discussion autour de la danse et de la perfection, puis à faire une déclaration enregistrée. Kamino se sert d’un enregistreur à cassettes pour créer une trame sonore composée des différentes voix. Lorsqu’il interprétera sa pièce, un de ses acolytes sera installé dans le Bain St-Michel avec un système de son qui permettra de spatialiser les enregistrements, sur fonds de musique chorale.
À travers son processus de création in situ dans le Bain St-Michel, Benjamin Kamino mène une recherche sur l’idée d’état de corps parfait, évidemment reliée à la fois au temps et à l’espace, que le danseur et chorégraphe connecte au mouvement. Ce projet est également « une excellente occasion de rencontrer de nombreux artistes montréalais et de discuter avec eux, précise-t-il. À travers ce processus, j’ai développé plusieurs amitiés ». Cette pièce pourrait être le fantastique début d’une conversation collective impliquant divers protagonistes de la scène montréalaise des arts vivants. Partant d’un lieu-laboratoire, le Bain St-Michel, elle semble s’étendre au « peuple de la danse » et à d’autres lieux qu’il sillonne, voire à la ville elle-même.
Helen Simard : Ceci n’est pas une chorégraphie
Helen Simard, chorégraphe-interprète, critique à Danscussions et chercheure en danse, s’approprie le Bain St-Michel pour la deuxième fois. En 2011, elle y avait présenté un solo intituté On the subject of compassion. Dans cette réaction très spontanée à l’attaque qu’avait subie la chorégraphe Margie Gillis lors d’une entrevue à la télévision Sun News, Simard se penchait sur le rôle de l’artiste dans la société.Cette fois-ci, Helen Simard travaille avec le groupe montréalais de musique Dead Messenger, dont fait partie son mari, Roger White. Il ne s’agit pas de la première collaboration de Simard avec celui-ci, qui a composé nombre de trames sonores pour ses créations et qui co-organise avec elle le Potluck Artistique, une manifestation où des artistes de la scène se produisent exclusivement pour leurs pairs dans une ambiance festive. Il ne s’agit pas non plus de la première œuvre d’Helen Simard qui brouille les pistes entre concert et mouvement. À Short & Sweet 9, en décembre 2012, elle avait concocté un moshpit surprise – Go Chopping : Part 1 – qui restera dans les annales de la Sala Rossa. Elle a également chorégraphié un vidéoclip de Dead Messenger, auquel avait participé plusieurs danseurs et performeurs locaux.
Dans cette nouvelle pièce, la chorégraphe s’intéresse au recadrage chorégraphique, « dans lequel des objets ou des expériences qui ne sont pas perçus comme de la danse peuvent être réexaminés et réévalués à travers le cadre chorégraphique, explique Helen Simard. Le cadre nous dit comment regarder l’art, nous donne un contexte… Je cherche à cerner ma propre vision de la « chorégraphie en tant que pratique étendue », que de nombreux artistes de la danse et chercheurs développent depuis plusieurs années en Europe ». D’ailleurs, Simard a récemment réalisé une analyse chorégraphique d’un documentaire sur le groupe AC/DC.
Dead Messenger n’a jamais joué en concert le dernier morceau de leur nouvel album, The last song. Ceci a donné à Helen Simard l’idée de transformer ce morceau en performance, qu’elle nomme The last song : live version : « j’avais envie de chorégraphier une performance qui ne soit pas un spectacle traditionnel de danse. Je ne parle pas de musiciens qui font des mouvements de danse merdiques et ironiques ou de danseurs qui jouent mal d’instruments de musique. On en voit déjà assez ». Pour Piss in the Pool, Simard invite un public composé en grande partie d’afficionados de danse à regarder une performance musicale en portant la même attention au corps et au mouvement qu’il accorderait à une chorégraphie : « Tous les musiciens doivent utiliser leurs corps et s’entraîner à faire des enchaînements de mouvements incroyablement complexes pour chanter ou jouer leurs instruments, souligne-t-elle. Ils sont tellement physiquement engagés à l’égard de ce qu’ils font! Mais généralement ces mouvements sont occultés, ils sont considérés uniquement comme un moyen de création d’une autre forme artistique. Alors je me suis dit, pourquoi ne pas porter attention à ces « mouvements dérivés » et voir si nous pourrions apprécier le potentiel poétique du corps humain en mouvement, remettant ainsi en question nos suppositions de ce qu’est la « danse » et de ce qu’elle n’est pas? ».Si le moshpit de Simard au Short & Sweet 9 était très chaotique, voulu par sa créatrice comme une performance « coup de poing dans la face », sa pièce pour Piss in the Pool – interprétée par les musiciens de Dead Messenger et plusieurs danseurs et performeurs – est plus structurée et orientée davantage vers la simplicité et la réalisation de tâches spécifiques. Cependant, les deux performances ont ceci de commun qu’elles sont surtout expérientielles : « je voudrais créer une expérience viscérale chez le public, plutôt qu’une « œuvre », souligne Simard. J’essaye simplement de créer un monde où les spectateurs peuvent s’immerger pour un moment, que ce soit 3 minutes, 10 minutes ou 2 heures. J’espère que ce sera un monde qu’ils aimeront! »
À l’affiche de Piss in the Pool 9, il y aura aussi des propositions chorégraphiques d’Andrew Tay, Andrée Juteau, Jessica Serli et Simon Portigal. La programmation promet d’être palpitante et très contrastée. Ceci dit, plusieurs participants semblent partager un questionnement à l’égard de la vision du corps, de la chorégraphie, voire de l’idée d’œuvre. On a hâte de faire trempette, d’autant plus que le Bain St-Michel sera fermé pour rénovation pour 18 mois à partir de décembre et que Piss in the Pool devra se trouver d’autres quartiers en 2014.
Piss in the Pool, Bain St-Michel, 26 au 29 juin, 20h30
*La notion du corps sans organes a été proposée par Deleuze et Guattari.