Quand Julie Artacho réalise les fantasmes visuels d’une chorégraphe

La photographie Julie Artacho. ©Julie Artacho

La photographie Julie Artacho. ©Julie Artacho

« Fais-moi ta face de yogourt jazz fruits dans le fond ». « Fais-moi ta face de sommelier qui veut cruiser un producteur de vin ». « Fais-moi ta face de fille qui fait du trekking et qui se fait des lunchs ». C’est le type de consigne que vous donnera Julie Artacho si elle fait votre portrait. Photographe œuvrant dans le milieu du théâtre, de la musique et de la danse, elle est partie prenante du processus de création du double programme Fixer la chair présenté par Tangente.

Carnaval d'Amélie Rajotte avec Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli, Ashlea Watkin.  Photo : Ashlea Watkin par Julie Artacho.

Carnaval d’Amélie Rajotte avec Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli, Ashlea Watkin. Photo : Ashlea Watkin par Julie Artacho.

Quand Julie Artacho ne fait pas de portraits, elle capte le mouvement des danseurs sur sa pellicule. À l’occasion du double programme Fixer la chair, elle est passée de l’autre côté de l’objectif en devenant collaboratrice visuelle des chorégraphes Caroline Laurin-Beaucage et d’Amélie Rajotte : « Mon rôle était de documenter et d’inspirer le processus de création des pièces Entaille et Carnaval» explique la photographe. Une exposition au Monument National retrace d’ailleurs ce processus, vu à travers la caméra de Julie Artacho.

Entailles de Caroline Laurin-Beaucage avec Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin. Photo : Rachel Harris par Julie Artacho

Entailles de Caroline Laurin-Beaucage avec Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin. Photo : Rachel Harris par Julie Artacho

Entailles est née d’une réflexion sur la chair et l’âme, « sur ce qui fait que ces deux éléments sont tellement scindés, raconte Caroline Laurin-Beaucage. Cette réflexion m’est venue il y a quelques années, lorsqu’on a failli m’opérer pour un saignement au cerveau. J’avais l’impression que toucher à une partie de mon corps, à mon enveloppe physique, allait affecter qui je suis fondamentalement». Pour cette création, la collaboration a pris la forme d’un dialogue constant entre la chorégraphe et la photographe : « J’avais envie de travailler avec le regard d’une photographe comme moteur à la création, avant même d’aller en répétition, poursuit Caroline Laurin-Beaucage. On a fait trois séances photo avec les interprètes, Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin, que je guidais pendant que Julie les photographiait. J’ai pu explorer toutes les images que j’avais en tête, les ruptures du corps, des plans très rapprochés de celui-ci, le corps habillé et déshabillé… L’idée était de voir tout ce que je ne peux pas voir dans un studio de danse ». Ensuite, Caroline Laurin-Beaucage a sélectionné les images dont elle voulait s’inspirer pour créer la gestuelle pendant les répétitions. Ainsi, l’écriture chorégraphique d’Entailles est innervée par les clichés de Julie Artacho : « C’était surréaliste et vraiment intéressant de voir mes photos recréées à nouveau», souligne la photographe.

La première phase de la création d’Entailles a également permis de faire la recherche esthétique et de monter la scénographie : « L’autre avantage de travailler avec Julie était que je voulais d’abord voir le corps avec des objets, puis me départir de ces objets, insiste Caroline Laurin-Beaucage. J’ai pu réaliser des fantasmes visuels que j’avais, de manière à ce qu’ils nous imprègnent à tous pendant les étapes suivantes de la création. Les photos m’ont aussi permis de savoir ce que je voulais garder comme objets dans la scénographie, elles ont dicté toute l’esthétique visuelle et tout le ton de la pièce ». Ainsi, la chorégraphe a découvert que cette manière de travailler rendait le processus de création très organique, en permettant de faire des choix d’entrée de jeu : « On n’est pas dans un studio de danse à regarder des mouvements abstraits pendant des mois puis à se demander ce que vont porter les danseurs. Tout se fait en même temps. Tout ce qui est sur scène fait partie de l’environnement depuis longtemps ».

Carnaval d'Amélie Rajotte avec Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli, Ashlea Watkin.  Photo : Ashlea Watkin par Julie Artacho.

Carnaval d’Amélie Rajotte avec Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli, Ashlea Watkin. Photo : Ashlea Watkin par Julie Artacho.

Pour Carnaval, création expressionniste d’Amélie Rajotte sur le lever du masque social, la contribution de Julie Artacho, moins itérative, a également permis à la chorégraphe de faire des expérimentations visuelles qui ne sont pas toujours possibles en répétition : «Nous avons fait deux séances photos en début et en milieu de processus, dit Amélie Rajotte. Julie et moi avions demandé aux interprètes Nicolas Labelle, Nicolas Patry, Jessica Serli et Ashlea Watkin d’apporter des costumes et des accessoires. Nous avons beaucoup discuté de l’esthétique et du ton de la pièce. Elle écoutait ma vision et me proposait des choses. De ces deux séances, j’ai gardé certains accessoires, mais la pièce est beaucoup plus sombre que sur les photos »

Entailles de Caroline Laurin-Beaucage avec Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin. Photo :Rachel Harris par Julie Artacho

Entailles de Caroline Laurin-Beaucage avec Rachel Harris et Esther Rousseau-Morin. Photo :Rachel Harris par Julie Artacho

Par la force des choses, chorégraphes et photographes n’ont pas la même approche du mouvement. De plus, les créatrices de Fixer la chair sont loin de se cantonner aux sentiers balisés par leurs domaines artistiques. Caroline Laurin-Beaucage explique avoir travaillé dans Entailles « la sensation de l’image plutôt que la reproduction de l’image. Je n’ai montré aucun mouvement aux interprètes. Pour créer la gestuelle, j’ai donné des consignes anatomiques : extension du sternum, glissement du coccyx, lancement des pieds, etc. Puis, j’ai proposé aux interprètes divers états, leur demandant par exemple de faire telles phrases en imaginant que tout l’intérieur de leur corps est rempli ou qu’elles sont invisibles. Julie aime ça essayer des affaires, elle ose et son énergie est contagieuse!».

Venant du monde du théâtre, Julie Artacho est une photographe dont les images étrangement animées racontent des histoires : « J’aime beaucoup activer l’imaginaire de mes modèles et faire de la mise en scène dans mes photos». Puisant ses idées dans la musique, la jeune femme concocte une bande-son pour chacune de ses séances photo : « Pour mon projet Jeux, des portraits d’acteurs, de chanteurs et de danseurs en noir et blanc, je leur donne des intentions de départ, je mets la musique et laisse aller les gens cinq minutes sans les diriger. Comme les photos sont prises dans le mouvement, les gens oublient qu’ils posent. C’est comme un petit vidéoclip que je fais dans l’image ».

Piss in the pool 9 : Corps mouvants en contreplongée

Piss in the Pool 7, 2011. Performance de Sasha Kleinplatz, extrait de Chorus 2. Photo :  Celia Spenark Ko.

Piss in the Pool 7, 2011. Performance de Sasha Kleinplatz, extrait de Chorus 2. Photo : Celia Spenark Ko.

Piss in the Pool réinvestit le Bain St-Michel, après avoir été délocalisé au Bain Mathieu l’an dernier. Invités par Sasha Kleinplatz et Andrew Tay de Wants&Needs Dance, 7 chorégraphes et une artiste contorsionniste ont un mois pour créer chacun une courte pièce in situ. Ce sera une récidive pour certains ou une première expérience pour d’autres. Geneviève Ferron, Benjamin Kamino, Andréane Leclerc et Helen Simard racontent leur appropriation du lieu.

Si la façade du Bain St-Michel évoque un théâtre avec son architecture Beaux-Arts, ses amples arches et son œil-de-bœuf côté sud, son espace interne est moins policé et plus dépaysant pour les artistes de la scène. Non contents d’abriter une longue histoire de loisirs, les murs de l’ancien Bain Turcot, propriété de la ville de Montréal attribuée gratuitement aux artistes, ont été témoins depuis 1998 de nombreuses manifestations de la relève montréalaise. Entre autres, l’édifice accueille en ce moment les préparatifs de l’imminent Piss in the Pool.

Geneviève Ferron : la condition humaine

Piss the Pool 9. Pièce de Geneviève Ferron en répétition. Photo : Geneviève Ferron.

Piss the Pool 9. Pièce de Geneviève Ferron en répétition. Photo : Geneviève Ferron.

Le Bain Saint-Michel a ce caractère brut propre aux lieux laissés à l’abandon : « c’est un espace vraiment particulier, explique la chorégraphe Geneviève Ferron. Il y a quelque chose de très glauque, d’impressionnant quand il n’y a pas de décors ou d’éclairage». Après deux répétitions, Ferron a décidé d’aller à l’encontre de l’espace : « j’avais besoin de sortir de mes zones de confort, de déjouer mes codes». Alors que les traversées qu’affectionne la chorégraphe auraient pu facilement s’inscrire dans l’espace rectangulaire du Bain St-Michel, ses 20 interprètes ne sillonneront pas le lieu. De la même manière, Ferron délaisse la nudité et les couleurs ternes de Tout est dit, il ne reste rien, sa création présentée à Tangente au mois de décembre dernier. Elle qui remet en question l’hétéronormativité souvent dépeinte en danse et qui « veut trouver une esthétique éthique », troque les stéréotypes féminins pour des corps plus ambigus au Bain St-Michel.

Piss in the Pool 9. Performance de Geneviève Ferron en répétition. Photo : Geneviève Ferron.

Piss in the Pool 9. Performance de Geneviève Ferron en répétition. Photo : Geneviève Ferron.

Pour son premier Piss in the Pool, la chorégraphe Geneviève Ferron actualise Stella, la pièce de Jean-Pierre Perreault présentée au FIND en 1985. Créée avec 24 danseuses, celle-ci évoquait la destinée collective de l’humanité, comme l’avait fait Perreault dans Joe avec des hommes en 1983. En reprenant Stella, Ferron règle ses comptes avec les critiques acerbes qu’avait reçues l’original : « Je fais une interprétation très libre d’une pièce que je n’ai jamais vue. Ce n’est pas un hommage, c’est une critique de la critique. Les interprètes seront des hommes et des femmes habillés comme dans Stella : cheveux longs, robes et talons hauts. On ne saura pas si ce sont des hommes ou des femmes ». Très intéressée par l’idée de corps sans organes* comme nouvelle éthique féministe en danse contemporaine, Geneviève Ferron donnera à voir la condition humaine interprétée par des corps androgynes et chevelus en robes, sans visages.

Andréane Leclerc : Montrer cette contorsion que nous ne saurions voir

Andreane Leclerc. Photo : Karlos Oliva

Andreane Leclerc. Photo : Karlos Oliva

La notion d’un corps sans organes interpelle également Andréane Leclerc, contorsionniste transfuge du monde du cirque traditionnel, vue récemment dans une performance sensible et troublante à Short & Sweet 11 et en 2011 à Tangente. Amoureuse du nomadisme, Leclerc souhaitait aller plus loin que la prouesse circassienne : « Je lui trouvais une grande beauté, mais le manque de significations et de recherche me posaient problème, dit-elle. J’avais envie de laisser parler autre chose à travers moi, de déterritorialiser la contorsion dans d’autres contextes pour qu’elle ne soit plus un but en soi». Désireuse de déconstruire les clichés liés à sa pratique et d’éveiller l’imaginaire du public afin qu’il aille au-delà du spectaculaire, Andréane Leclerc a commencé à explorer la scène montréalaise burlesque et féministe il y a quelques années, tout en réalisant une maîtrise de théâtre sur la dramaturgie de la prouesse : « Je me suis beaucoup intéressée à la manipulation du corps par la contorsion pour créer des sensations chez le spectateur. Aujourd’hui, par exemple pour Piss in the Pool, je travaille davantage sur le rapport des contorsionnistes à l’espace et sur leurs sensations à elles. On voit beaucoup plus la contorsion, que je voulais cacher avant».

La participation d’Andréane Leclerc à Piss in the Pool constitue sa première chorégraphie pour des interprètes autres qu’elle. Elle a fait appel à trois artistes de cirque, une autodidacte et deux finissantes de l’École nationale du cirque qui font du cerceau aérien, à qui elle a donné des cours de contorsion pendant la résidence au Bain St-Michel. Partie d’une image très simple de montée et descente de la marée, Lelerc « travaille la contorsion pour voir comment elle s’inscrit dans le corps de ses interprètes, comment elle peut les faire avancer, monter, descendre, rester sur place, comment un même mouvement peut évoluer d’une personne à l’autre». Le mouvement clé constitue un revirement très simple des contorsionnistes sur eux-mêmes, dont la combinaison leur permet de parcourir des diagonales selon diverses trajectoires dans le Bain St-Michel : « je n’ai jamais aimé arriver dans un espace et y transplanter ce que j’amène avec moi, ajoute la jeune femme. Un lieu parle toujours de lui-même. J’aime l’idée de rendre l’invisible visible, de faire ressortir quelque chose par le corps. »

La contorsionniste nomade s’est ancrée dans le Bain St-Michel pour construire une proposition chorégraphique autour de la contorsion avec Érika Nguyen, Maude Parent et Coralie Roberge. Un peu à contrecœur, Andréane Leclerc a décidé de s’établir à Montréal pour déployer ses projets de création : « le nomadisme viendra avec les rencontres, les collaborateurs qui vont et viennent… ».

Benjamin Kamino : Conversations autour de la danse

Piss in the Pool 9. Performance de Benjamin Kamino. Photo : Benjamin Kamino

Piss in the Pool 9. Performance de Benjamin Kamino. Photo : Benjamin Kamino

Selon Benjamin Kamino, l’aspect négligé du Bain St-Michel apporte une grande liberté : « on n’a pas à se soucier de salir le lieu. Le processus de création et l’œuvre y ont une autre qualité que dans le Bain Mathieu, dont l’intérieur ressemble beaucoup plus à celui d’un théâtre ». Le chorégraphe-interprète zoome sur un détail de l’architecture du Bain St-Michel, à savoir les mosaïques de la piscine, pour mettre en place les prémices d’une deuxième collaboration avec un photographe: « ma pièce pour Piss in the Pool est le début d’une nouvelle création, précise-t-il. C’est une recherche autour de la notion de lieu parfait, bâtie sur une question initiale : c’est quoi le lieu parfait pour moi? J’ai deux réponses, à la fois très différentes et similaires. Mon premier lieu parfait, c’est quand je suis encore un bébé, dans les bras de ma mère qui est alors très jeune. Mon deuxième lieu parfait est dans le futur, alors que je me dissous dans une lumière ou dans une énergie. Ce sont deux lieux très extrêmes, tellement extrêmes qu’ils se rejoignent». Kamino cherche à incarner ces deux états dans sa création pour Piss in the Pool, qui n’est nullement narrative : « je tente d’habiter les deux lieux, de les interpréter à travers des systèmes de mouvement, une trajectoire entre deux coins de la piscine. Dans l’un d’eux, je présente le côté antérieur de mon corps nu et, dans le deuxième, je travaille sur mon espace arrière, qui fait référence à l’inconnu ».

La pièce Place-perfect de Benjamin Kamino s’inspire aussi d’une création d’Ana Monteiro, une chorégraphe portugaise : « dans l’obscurité, on entend un enregistrement de la voix d’Ana Monteiro, qui demande au public d’imaginer la chorégraphie parfaite. C’est une partition géniale, qui permet de réfléchir à la sensation de l’espace, à la durée de la proposition, à l’éclairage, à ce qui se passe, à ce qui pourrait arriver et modifier la pièce. Il s’agit d’une très belle proposition dramaturgique autour d’une danse imaginée, d’un espace de danse imaginé ».

Kamino a décidé de relier cette idée de chorégraphie idéale avec sa réflexion sur le lieu parfait : « j’ai adopté la perspective de la danse car je veux tout le temps être en dialogue avec la danse ». Il a donc invité divers acteurs du milieu montréalais de la danse – des danseurs, des chorégraphes, des programmateurs et des critiques – à venir lui rendre individuellement visite dans le Bain St-Michel pour une discussion autour de la danse et de la perfection, puis à faire une déclaration enregistrée. Kamino se sert d’un enregistreur à cassettes pour créer une trame sonore composée des différentes voix. Lorsqu’il interprétera sa pièce, un de ses acolytes sera installé dans le Bain St-Michel avec un système de son qui permettra de spatialiser les enregistrements, sur fonds de musique chorale.

À travers son processus de création in situ dans le Bain St-Michel, Benjamin Kamino mène une recherche sur l’idée d’état de corps parfait, évidemment reliée à la fois au temps et à l’espace, que le danseur et chorégraphe connecte au mouvement. Ce projet est également « une excellente occasion de rencontrer de nombreux artistes montréalais et de discuter avec eux, précise-t-il. À travers ce processus, j’ai développé plusieurs amitiés ». Cette pièce pourrait être le fantastique début d’une conversation collective impliquant divers protagonistes de la scène montréalaise des arts vivants. Partant d’un lieu-laboratoire, le Bain St-Michel, elle semble s’étendre au « peuple de la danse » et à d’autres lieux qu’il sillonne, voire à la ville elle-même.

Helen Simard : Ceci n’est pas une chorégraphie

Piss in the Pool 9. Pièce d'Helen Simard, The last song : live version, en répétition. Photo : Roxane Ross.

Piss in the Pool 9. Pièce d’Helen Simard, The last song : live version, en répétition. Photo : Roxane Ross.

Helen Simard, chorégraphe-interprète, critique à Danscussions et chercheure en danse, s’approprie le Bain St-Michel pour la deuxième fois. En 2011, elle y avait présenté un solo intituté On the subject of compassion. Dans cette réaction très spontanée à l’attaque qu’avait subie la chorégraphe Margie Gillis lors d’une entrevue à la télévision Sun News, Simard se penchait sur le rôle de l’artiste dans la société.

Cette fois-ci, Helen Simard travaille avec le groupe montréalais de musique Dead Messenger, dont fait partie son mari, Roger White. Il ne s’agit pas de la première collaboration de Simard avec celui-ci, qui a composé nombre de trames sonores pour ses créations et qui co-organise avec elle le Potluck Artistique, une manifestation où des artistes de la scène se produisent exclusivement pour leurs pairs dans une ambiance festive. Il ne s’agit pas non plus de la première œuvre d’Helen Simard qui brouille les pistes entre concert et mouvement. À Short & Sweet 9, en décembre 2012, elle avait concocté un moshpit surprise – Go Chopping : Part 1 – qui restera dans les annales de la Sala Rossa. Elle a également chorégraphié un vidéoclip de Dead Messenger, auquel avait participé plusieurs danseurs et performeurs locaux.

Dans cette nouvelle pièce, la chorégraphe s’intéresse au recadrage chorégraphique, « dans lequel des objets ou des expériences qui ne sont pas perçus comme de la danse peuvent être réexaminés et réévalués à travers le cadre chorégraphique, explique Helen Simard. Le cadre nous dit comment regarder l’art, nous donne un contexte… Je cherche à cerner ma propre vision de la « chorégraphie en tant que pratique étendue », que de nombreux artistes de la danse et chercheurs développent depuis plusieurs années en Europe ». D’ailleurs, Simard a récemment réalisé une analyse chorégraphique d’un documentaire sur le groupe AC/DC.

Piss in the Pool 9. Pièce d'Helen Simard, The last song : live version, en répétition. Photo : Roxane Ross.

Piss in the Pool 9. Pièce d’Helen Simard, The last song : live version, en répétition. Photo : Roxane Ross.

Dead Messenger n’a jamais joué en concert le dernier morceau de leur nouvel album, The last song. Ceci a donné à Helen Simard l’idée de transformer ce morceau en performance, qu’elle nomme The last song : live version : « j’avais envie de chorégraphier une performance qui ne soit pas un spectacle traditionnel de danse. Je ne parle pas de musiciens qui font des mouvements de danse merdiques et ironiques ou de danseurs qui jouent mal d’instruments de musique. On en voit déjà assez ». Pour Piss in the Pool, Simard invite un public composé en grande partie d’afficionados de danse à regarder une performance musicale en portant la même attention au corps et au mouvement qu’il accorderait à une chorégraphie : « Tous les musiciens doivent utiliser leurs corps et s’entraîner à faire des enchaînements de mouvements incroyablement complexes pour chanter ou jouer leurs instruments, souligne-t-elle. Ils sont tellement physiquement engagés à l’égard de ce qu’ils font! Mais généralement ces mouvements sont occultés, ils sont considérés uniquement comme un moyen de création d’une autre forme artistique. Alors je me suis dit, pourquoi ne pas porter attention à ces « mouvements dérivés » et voir si nous pourrions apprécier le potentiel poétique du corps humain en mouvement, remettant ainsi en question nos suppositions de ce qu’est la « danse » et de ce qu’elle n’est pas? ».

Si le moshpit de Simard au Short & Sweet 9 était très chaotique, voulu par sa créatrice comme une performance « coup de poing dans la face », sa pièce pour Piss in the Pool – interprétée par les musiciens de Dead Messenger et plusieurs danseurs et performeurs – est plus structurée et orientée davantage vers la simplicité et la réalisation de tâches spécifiques. Cependant, les deux performances ont ceci de commun qu’elles sont surtout expérientielles : « je voudrais créer une expérience viscérale chez le public, plutôt qu’une « œuvre », souligne Simard. J’essaye simplement de créer un monde où les spectateurs peuvent s’immerger pour un moment, que ce soit 3 minutes, 10 minutes ou 2 heures. J’espère que ce sera un monde qu’ils aimeront! »

À l’affiche de Piss in the Pool 9, il y aura aussi des propositions chorégraphiques d’Andrew Tay, Andrée Juteau, Jessica Serli et Simon Portigal. La programmation promet d’être palpitante et très contrastée. Ceci dit, plusieurs participants semblent partager un questionnement à l’égard de la vision du corps, de la chorégraphie, voire de l’idée d’œuvre. On a hâte de faire trempette, d’autant plus que le Bain St-Michel sera fermé pour rénovation pour 18 mois à partir de décembre et que Piss in the Pool devra se trouver d’autres quartiers en 2014.


Piss in the Pool, Bain St-Michel, 26 au 29 juin, 20h30

*La notion du corps sans organes a été proposée par Deleuze et Guattari.

Goodbye de MayDay/Mélanie Demers : Exulter par le corps

Mélanie Demers. Photo : Sabrina Reeves

Mélanie Demers. Photo : Sabrina Reeves

Chorégraphe trouvant son plaisir dans les détails, Mélanie Demers porte un regard d’anthropologue sur le monde, transposant dans les corps les tiraillements individuels et collectifs. Sa danse est un sismographe des réalités d’aujourd’hui. À l’affiche du 20 au 22 mars à l’Usine C où elle est en résidence, sa pièce Goodbye s’attache à dépeindre les renoncements et les deuils par lesquels passe tout un chacun au quotidien.

Présentée au FTA l’an dernier dans sa totalité et à Parcours Danse sous la forme d’un extrait, la pièce Goodbye a fait l’objet d’un remaniement, aussi bien dans le fonds que dans la forme, pendant deux semaines de répétition à l’Usine C : « Reprendre une création, c’est un peu comme rencontrer un ami d’enfance, explique Mélanie Demers. On avait envie de replonger dans Goodbye, mais, avec la distance, certaines parties sonnaient moins juste que d’autres». Trois séquences ont donc été modifiées, ce qui n’est pas négligeable. En effet, Goodbye est une création cyclique, autrement dit une pièce courte qui se répète à l’infini. En outre, il s’agit d’une pièce de détails : « c’est dans les subtilités que tout se passe, précise Mélanie Demers, même s’il y a quelque chose de très souligné ». Et la chorégraphe d’ajouter que Goodbye ne parle pas seulement des pertes, mais aussi des transformations, « des deuils qu’on fait quotidiennement à propos de qui on est, de qui on pense être, pour pouvoir nous réinventer ». La question transversale de la transformation permet justement à Demers de faire un lien entre le fonds et la forme, en connectant les renoncements et les séparations à la structure sisyphéenne de la pièce en dédales : « C’est comme si on était pris dans une machine sans issue et qu’on essayait de trouver une porte de sortie pour accéder à autre chose, peut-être même accéder à nous-mêmes ».

Goodbye. Jacques Poulin-Denis et Mélanie Demers. Photo : Mathieu Doyon.

Goodbye. Jacques Poulin-Denis et Mélanie Demers. Photo : Mathieu Doyon.

[Certes, Mélanie Demers signe la chorégraphie de Goodbye – où elle danse également – mais elle insiste sur l’implication corps et âme des interprètes, Brianna Lombardo, Chi Long et Jacques Poulin-Denis : « avec eux, je suis dans de bonnes mains. Ils ont une grande générosité d’interprètes qui va au-delà de l’exécution et de l’improvisation, dans les fondements mêmes de la pièce ». Le processus de création au sein de MayDay se fait par la discussion, de manière généralement implicite et non formalisée : « la première heure de nos répétitions correspond toujours à une heure de discussion. J’aime beaucoup ce moment où on se parle de ce qu’on a fait de la veille, du livre qu’on a lu, de la chicane qu’on a eu. Cette heure m’indique comment on va travailler, elle me permet de prendre le pouls de notre travail. Pour Goodbye, j’avais initialement une autre porte d’entrée et nos discussions m’ont amenée vers la thématique actuelle ».

La compagnie de Mélanie Demers est dénommée MayDay, soit le signal de détresse lancé par les avions et les bateaux en perdition. Pour la chorégraphe, la danse est bien outillée pour aborder les questions brûlantes, alors qu’on réserve souvent ce rôle à d’autres champs artistiques : « La danse est un médium tellement évocateur lorsqu’il s’agit d’être dans le ressenti, dans l’abstrait, reconnaît-elle. Quand on veut s’attaquer à des thèmes sociopolitiques, c’est peut-être moins facile. Mais ce que j’aime beaucoup dans la danse contemporaine, c’est que c’est un terrain de jeu ouvert. Si on a besoin de parler, on parle. Si on a besoin de chanter, on chante ». En outre, travailler à travers le prisme de la danse convient à la manière de créer de Demers et lui permet d’intégrer tous ses intérêts, que ce soit la littérature, le théâtre ou la musique.

L’envie de Mélanie Demers « d’utiliser son art comme une arme positive » lui est venue de séjours à l’étranger, en Haïti, dans des pays d’Afrique et au Brésil. À l’occasion de ces voyages, la chorégraphe a donné des ateliers, collaboré avec des artistes de danse et de théâtre, fait une résidence, créé une pièce, etc. : « Cela pourrait donner l’image que je m’implique dans ces pays, mais c’est moi qui va apprendre là-bas » souligne-t-elle avec une grande humilité. Ainsi, ces expériences ont beaucoup inspiré la chorégraphe : « j’ai rencontré des artistes qui travaillaient dans d’autres conditions et qui m’ont initiée à une manière de concevoir l’art de manière très différente, beaucoup plus engagée et extrême que ce que je connaissais, car les conditions de vie locales font que c’est l’art ou la mort». Notamment, les pièces Les Angles Morts et Junkyard Paradise sont nées d’une réflexion sur ce que Demers avait vu et vécu pendant ses voyages.

Pour la chorégraphe, la danse a un rôle à jouer par temps de contestation, d’oppression ou de guerre, puisque c’est l’une des premières formes d’art qu’on bannit : « c’est par le corps qu’on exulte, qu’on sent et qu’on ressent. J’aime à penser que, dans tous les contextes, la danse contemporaine peut offrir une spiritualité à travers le rituel de mettre en scène des corps qui donnent, qui suent, qui souffrent, qui tombent, qui chutent. La danse, c’est le lieu de la catharsis où les gens pourraient se reconnaître ».

On a beaucoup dit de Mélanie Demers qu’elle était une artiste engagée. Elle-même se voit comme quelqu’un d’intègre et de passionné : « C’est certain que j’observe le monde où je vis et que je le traduis sur scène. Nous avons créé Goodbye en plein printemps québécois, alors j’étais en plein questionnement. Cela a donné une œuvre moins engagée que Junkyard Paradise, que nous avions construit dans un état d’esprit proche du cynisme. Il semble que je me positionne instinctivement dans mes créations à contre-courant, sans en avoir conscience». L’engagement, c’est peut-être justement tenter de susciter un regard lucide et distancié à l’égard du monde, afin d’être en mesure de le réinventer et de se réinventer en son sein.