Le baladi-manifeste d’Alexandre Paulikevitch

Elga' d'Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Elgha’ d’Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Toutes les révolutions échouent, a dit Deleuze. Pour le chorégraphe Alexandre Paulikevitch, les révolutions échouent si elles ne libèrent pas les corps.  Telle est l’idée maîtresse de sa magnifique création, Elgha’, présentée par le Théâtre Tournesol à Beyrouth cette semaine.

Théâtre Tournesol, 12-15 décembre, 20h30

Paulikevitch ne se contente pas de danser le baladi avec virtuosité. Dans les trois œuvres qu’il a créées et interprétées, il revisite la gestuelle et les significations de cette forme de danse. Inscrivant le langage du baladi dans la contemporanéité, le chorégraphe convoque le mouvement pour soulever des questions qui lui tiennent à cœur, comme les corps mutilés, la torture et l’oppression des homosexuels dans le monde arabe. Dans Elgha’, qui porte sur l’échec du Printemps Arabe à annihiler les oppressions de toutes sortes, le baladi est théâtralisé, dans une célébration de la culture égyptienne.

La musique, créée par Jawad Nawfal, est basée sur des gammes et des rythmiques orientales bien ancrées dans l’imaginaire arabe. Déconstruites et isolées, elles sont remontées en structures influencées par la musique concrète, la musique expérimentale, l’electronica, la musique bruitiste (noise music)… Travaillant en collaboration étroite avec Alexandre Paulikevitch, le compositeur a intégré des fatwas qui visent les danseurs, les homosexuels…

Elga' d'Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Elgha’ d’Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Dans le premier tableau, on voit quelqu’un danser derrière un rideau, en ombre chinoise. Corps longiligne et sinueux, cheveux longs, hanches et bras qui ondulent. S’agit-il d’une femme ou d’un homme? Impossible de le savoir avec certitude. Une immense barbe tombe du plafond, réduisant peu à peu l’espace où peut danser la personne. Pour Paulikevitch, qui a fait appel à l’artiste plasticienne Amal Saadé pour concevoir la barbe géante, « celle-ci est un symbole de masculinité et représente des sociétés machistes, où les hommes oppressent les femmes, les homosexuels… ». Dans ce tableau onirique, le chorégraphe remet aussi en question les codes et les normes du baladi. Les interprètes de celui-ci sont supposément des femmes voluptueuses qui dansent dans le but de séduire les hommes et à qui on ne reconnaît pas une légitimité artistique. Danser avec un autre corps, une autre intention, c’est déjà incompris. Et « danser le baladi quand on est un homme, c’est briser un grand tabou » explique Paulikevitch.

Elga' d'Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Elgha’ d’Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Le deuxième tableau donne à voir Paulikevitch en sublime danseuse vêtue d’une robe rose tout droit sortie des 1001 nuits (conçue spécialement pour le chorégraphe par Krikor Jabotian, un couturier qui l’accompagne tout au long de la conception de ses créations). Paulikevitch investit la scène. Il danse en rond et, lorsque les lumières s’éteignent, s’interrompt, empêché de danser. Il convoque une gestuelle baladi déconstruite et inventive, y incorporant des mouvements de son cru. On retrouve la déconstruction chère au chorégraphe, qu’il approfondit dans sa pièce Tajwal pour revenir au mouvement dépouillé et s’éloigner de l’image sulfureuse attribuée au baladi. Ici, Paulikevitch dénonce la fermeture des cabarets et des espaces de danse dont il a été témoin en Égypte, il souligne la montée des intégrismes de toutes obédiences qui entravent de plus en plus les corps. Dans ce tableau, son baladi s’inscrit donc davantage dans un style cabaret, rendant hommage aux grandes danseuses égyptiennes qui l’ont inspiré. Et à chaque fois qu’il est empêché de se mouvoir, on peut lire le désarroi sur son visage, qu’il mobilise dans Elgha’, à la manière des actrices et danseuses du cinéma musical égyptien des années 50, 60 et 70. Il féminise aussi davantage son corps dans ce spectacle, brouillant les démarcations du genre. Ainsi, le chorégraphe a voulu souligner « la rupture entre l’excision dont ont été victime un grand nombre d’Égyptiennes et l’hypersexualisation de leurs corps de danseuses ».

Elga' d'Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Elgha’ d’Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Corps entravés, corps interdits de mouvement, corps violés. Le troisième tableau, d’une beauté poignante, fait référence aux viols pendant le Printemps arabe, viols collectifs de la Place Tahrir au Caire, viols en Tunisie… Presque nu, Paulikevitch est parcouru de convulsions, de tremblements alors que des mains, projetées par vidéo, parcourent et s’approprient son corps. Il emprunte au butô, qu’il a étudié avec Atsushi Takenouchi, ses transformations. Son visage se tord, grimace, hurle sans bruit de douleur, rappelant le Cri de Munch.

Elga' d'Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Elgha’ d’Alexandre Paulikevitch. Photo : Caroline Tabet.

Le danseur est blessé, épuisé. Il marche lentement le long de la scène, en silence, puis se livre à des gestes du quotidien. En se coiffant, en se maquillant, en revêtant une robe, il semble en quête de guérison et de dignité. Ensuite, dans une tentative d’exorcisme, il se lance à corps éperdu, déployant une gestuelle « cabaret pur » et influencée par les styles de baladi des Tziganes et des Almées, une gestuelle spectaculaire et festive au son d’une chanson populaire. Comme s’il voulait nous dire que lorsqu’on est à terre, il faut vite se relever et se remettre à danser.

Paulikevitch pourrait se retrouver derrière les barreaux pour bien moins. Et dans bien d’autres sociétés plus progressistes – qui gagneront à voir son travail et surtitré s’il vous plaît -, il dérangera. Danser habillé en femme un genre estampillé exotique et érotique au son de fatwas nécessite un immense courage. Mais au-delà de son engagement, Paulikevitch réussit un tour de maître, aborder des questions enchevêtrées et chargées sans verser dans la narration littérale, par le prisme d’une création brillante et sensible à la scénographie sobre. Avec cette troisième création, il continue à réinventer le baladi, l’enrichissant d’un nouveau vocabulaire et de nouvelles significations.  

Danser, c’est résister

Alexandre Paulikevitch dans Tajwal. Photographie : Caroline Tabet.

Le baladi d’Alexandre Paulikevitch est une danse expérimentale, protéiforme et engagée. Sortant des ornières et des chemins balisés, elle constitue un laboratoire d’expérimentation et de création, non seulement du mouvement, mais aussi du rapport des personnes à leurs corps, à leur environnement et à leur société. Rencontre électronique avec le flamboyant chorégraphe et danseur libanais, qui entend bien revenir au mouvement dépourvu d’artifice, en deçà des genres et des clichés.

La danse est une forme d’expression radicale, notamment parce qu’elle remet en question certaines valeurs contemporaines, comme l’emphase sur l’esprit aux dépends du corps, relégué au rang de simple outil, oublié, négligé, voire méprisé.

Mais encore plus radicale est la danse d’Alexandre Paulikevitch, chorégraphe basé à Beyrouth. Elle l’est à plus d’un titre : parce que celui-ci s’approprie et transforme un vocabulaire qui est aujourd’hui la chasse gardée des femmes, la danse dite « orientale » ; parce qu’il revêt des vêtements féminins pour danser au sein d’une société conservatrice où le corps et la différence par rapport à la norme sont tabous ; parce qu’il s’intéresse aux mutilations des corps engendrées par la guerre, ces mutilations qu’on ne saurait voir ; parce qu’il questionne la vision classique du baladi, soit une danse interprétée uniquement par des femmes dans le but de séduire les hommes : « C’est une danse qui se veut féminine, qui est une forme de production de féminité normative, souligne Alexandre. Mais il faut sortir de ces clichés : le genre est dépassé en danse, sauf en danse classique et encore. Je me situe en tant que danseur au delà du genre. Un mouvement, lever le bras par exemple, est propre à chaque personne, quel que soit son sexe.»

Tajwal. Photographie : Caroline Tabet.

Si vous demandez à Alexandre Paulikevitch quel est le nom de la danse qu’il pratique et chorégraphie, il vous répondra qu’il s’agit du baladi (« produit du terroir » en arabe). Ouf, c’est ainsi que nous l’appelons à Montréal…. En effet, Alexandre rejette les termes réducteurs de danse orientale et de danse du ventre. Pour le chorégraphe, la première expression est imprégnée de postcolonialisme, «qui se manifeste surtout à travers la diffusion des clichés de femmes orientales et de l’hyperféminisation des corps », explique-t-il. Et de citer le penseur Edward Saïd, célèbre entre autres pour son livre « L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident », ouvrage inaugural des études postcoloniales.

La danse baladi est extrêmement physique et technique. Parfois appelée à tort danse du ventre et du bassin, elle ne se limite pas à ces parties du corps, insiste Alexandre. Au contraire, elle requiert à la fois de la flexibilité et de la force dans les côtes, le buste, les épaules, les bras, les chevilles, les mains, les pieds, le dos, le bassin, le ventre et les jambes, en particulier les genoux. Danse d’isolation par essence, elle fait appel à des dissociations de zones du corps comme les hanches, les épaules ou le sternum (je mets au défi tout danseur classique ou contemporain de réussir du premier coup une ondulationdu haut du buste!). Les isolations, les courbes et les sinuosités caractéristiques de la danse baladi sollicitent d’autres muscles que les autres genres de danse. En particulier, le centre* du danseur ou de la danseuse baladi se trouve dans le bassin, et non pas dans le ventre, dont les muscles doivent être relâchés. C’est le contraire dans la majorité des autres danses et des techniques corporelles. En tant que profession, le baladi exige d’avoir beaucoup de souplesse, de virtuosité et d’endurance, à l’instar d’Alexandre. Celui-ci s’impose une discipline de fer, en particulier pendant les quelques mois précédant chaque création : plusieurs heures de baladi par jour et hatha yoga tous les matins : «le yoga m’aide à connecter ma respiration à mes mouvements lorsque je danse ; il m’est essentiel pour la conscience corporelle et la souplesse et remplace la danse classique que je n’ai jamais pratiquée».

Parti à Paris initialement pour étudier le droit il y a une douzaine d’années, Alexandre a commencé à prendre des cours de tango au Centre de danse du Marais. Comme on lui refusait le rôle féminin, il s’est tourné vers le flamenco. Un jour, alors qu’il tournait sur lui-même, il vit par la porte des femmes danser le baladi au premier étage : « Dans tout mon être, corps et esprit, j’ai compris que ma place était là-bas » affirme-t-il. Après avoir travaillé pendant un an et demi avec Leila Haddad, Alexandre a créé son propre vocabulaire de baladi : « Il m’a fallu déconstruire tout ce que j’avais appris ». Depuis 2006, il vit à Beyrouth et y construit ses pièces chorégraphiques.

Tajwal. Photo : Caroline Tabet.

Pour pouvoir travailler sur sa dernière création, le chorégraphe a vendu sa voiture. Dans un pays dépourvu de transports en commun, il s’est mis à marcher dans la ville, vivant celle-ci d’une nouvelle manière. Au gré de ses trajets et de ses promenades, il a provoqué des réactions diverses – célébration, tentatives de séduction, railleries, harcèlement, etc. – a entendu des paroles souvent violentes, parfois injurieuses, et a pris méthodiquement des notes dans son calepin. À partir de cette marche dans la ville et des diverses émotions qu’elle a suscité chez le chorégraphe, celui-ci a conçu Tajwal (flâneries en arabe). Dans cette pièce, Alexandre donne corps à la ville. La voix de la chanteuse Yasmine Hamdan profère avec douceur des injures en arabe, enveloppée par la musique électronique du compositeur Jawad Nawfal (Munma) : La bande-son de Tajwal est ancrée dans les harmonies et les rythmiques orientales et mélange sons synthétiques et réels, dont des prises de sons de Beyrouth, une ville en mutation et urbanisation accélérées. La chorégraphie de Tajwal a été créée indépendamment de la musique, composée dans un deuxième temps. Chorégraphe et musicien ont ensuite travaillé de concert, fignolant la relation entre la danse et la musique pendant six mois. « Habituellement en baladi, on suit le rythme du tabla**. Moi, je danse plus lentement ou plus rapidement, précise Alexandre Paulikevitch. Je veux séparer la danse et la musique, c’est mon cheval de bataille». Dans sa première création, Mouhawala Oula (Première tentative en arabe), dont la musique avait été composée par le compositeur et saxophoniste Stéphane Rives, Alexandre a d’ailleurs travaillé sur le souffle et le rythme des corps.

Photo : Liana Kassir.

Alexandre Paulikevitch est un être généreux. Généreux dans sa danse, ses déhanchés, ses marches chaloupées, ses tremblements et ses ondulations ; généreux dans ses engagements et ses prises de position ; généreux dans sa crinière bouclée, ses rires et ses colères ; généreux dans son enseignement. Car, pour vivre dans un pays où les subventions artistiques n’existent tout simplement pas, il se débrouille avec les moyens du bord, fait des petits boulots et, surtout, enseigne le baladi depuis 10 ans. Sa classe ne désemplit pas. 20, 30 femmes de tous âges, de tous milieux et de toutes formes, rejointes par quelques hommes, ondulent en chœur sur Oum Khalsoum. Son cours est joyeux, tout en étant très sérieux et technique. On commence au sol par des torsions et des flexions, on travaille les chevilles, les pliés et les isolations et bien d’autres choses, avant de danser. Si l’approche d’Alexandre à l’égard de la création chorégraphique est contemporaine, dans son cours, on commence par les bases : avant d’expérimenter, il faut maîtriser le vocabulaire et la technique. Et on repart à la maison avec un devoir : faire des 8 avec ses hanches à la Samia Gamal*** en faisant la vaisselle.

Les cours qu’Alexandre donne nourrissent sa démarche artistique, l’aidant en particulier à construire sa vision et son discours à l’égard du baladi. Aujourd’hui, il désire monter une compagnie de danse avec certains de ses élèves : « J’ai très envie de faire une création collective, sans y danser moi-même ». En outre, il est souvent invité en Europe en vue de partager sa vision et d’échanger avec des danseurs classiques et contemporains, ce qui met en lumière l’existence d’un grand intérêt pour son approche novatrice d’une tradition ancestrale. En effet, Alexandre Paulikevitch est quasiment le premier chorégraphe à proposer une réflexion sur le dialogue du baladi avec d’autres types de danses.  Certes, il existait déjà des passerelles en la matière, comme le tango oriental et le flamenco oriental, mais appréhendées principalement par le biais de l’esthétique et non pas de manière réflexive et critique.

Tajwal. Photographie : Caroline Tabet.

Ainsi, Alexandre Paulikevitch remet en question l’image sulfureuse, érotique et exotique du baladi : « Fini Shéhérazade, fini les 1001 nuits, les sequins, les voiles, les fantasmes d’Orient, le dépaysement. Pour se situer dans la contemporanéité, il est nécessaire de revenir au mouvement pur et simple, sans artifice. Le fait de revenir au mouvement lui donne une portée loin du genre, de l’érotisme et de la suggestivité sexuelle qu’on retrouve notamment dans nos sociétés et qu’on vend au monde entier ». Le chorégraphe expérimente avec la danse baladi en s’en donnant à cœur joie : il la célèbre, la décortique, la détourne, la dissèque, la défigure, la transfigure, la met à sac, pour mieux la renouveler. Tantôt, il la glorifie et rend hommage à son côté langoureux et spectaculaire ; tantôt, il réduit toute cette dimension à néant, en dansant la mutilation par la guerre : dans Tajwal, son corps perd peu à peu chacun de ses membres et tente de continuer à se mouvoir malgré les nouvelles contraintes : « Les corps différents, blessés, amputés, handicapés, peuvent danser : c’est mon deuxième cheval de bataille. » Le baladi d’Alexandre Paulikevitch, « ce danseur [qui] porte la part mutilée de la collectivité », qui « doit retrouver en lui la mutilation de l’époque perdue où tout le monde pouvait danser »**** devient un laboratoire de recherche et de création, explorant des territoires encore en friche. Ainsi, pour le chorégraphe, la danse a une portée politique et un rôle à jouer : elle devrait refléter et remettre en question les réalités sociales, dresser un état des lieux de la ville et de la société : « Ma danse, je la place dans un processus de réflexion sociopolitique. J’ai toujours été fasciné par le corps de la danseuse et ses significations, en particulier dans le monde arabe et dans la région du Moyen-Orient. Là-bas, la famille, la religion et la société tentent de contenir et de cacher les corps, mais le baladi va à l’encontre de tout cela. La danse possède un effet de libération et, en ce sens, les hommes et les femmes ont un pouvoir politique en tant que danseurs».

L’action sociopolitique d’Alexandre ne se cantonne pas à la danse : c’est un acteur très actif de la société civile, qui a co-organisé deux fois la Laïque Pride au Liban (en 2010 et 2012), une marche réunissant des milliers de personnes qui réclament la laïcité, le mariage civil et un État de droit.

En ce moment, Alexandre prépare un documentaire et une création sur une problématique qui touche à l’aliénation des corps et des esprits. Motus et bouche cousue, nous n’en saurons pas plus pour l’instant, mais nous l’attendons de pied ferme à Montréal, tout en relisant ces mots de Pina Bausch qui font penser à sa quête d’une danse baladi sans compromis, les hanches qui battent à l’unisson avec le cœur du monde :

Lorsqu’on est à la recherche de la vérité, on ne doit faciliter les choses ni à soi-même, ni aux autres. Au théâtre, les espoirs du public et l’obligation de produire conduisent, ce qui est une erreur, à ne satisfaire que l’attente des spectateurs et à n’apporter aucun élément nouveau. […] Pouvons-nous donc nous permettre de tuer notre temps précieux en se laissant aller aux manœuvres de diversions d’une opérette, comme si tous nos problèmes étaient résolus depuis longtemps? (Pina Bausch, 1975)

* Point d’ancrage autour duquel l’ensemble du corps se réorganise, Odile Rouquet, 1991.

**Instrument de musique à percussion utilisé dans les pays arabe, dit aussi derbaké

***Célèbre danseuse égyptienne, décédée en 1994. Pionnière de la danse baladi expressive et improvisée, elle donna à celle-ci un statut plus artistique et joua dans plusieurs films.

****Jean-Louis Hourdin, intervention lors d’un débat sur la danse et le théâtre au Théâtre de l’Est parisien, 13 janvier 1990

Tajwal. Photographie : Caroline Tabet.

Danse « orientale » : et les hommes ? Quatre questions à Remzi Cej

Remzi Cej. Photo : Jennifer Barnable.

Provenant du pourtour méditerranéen et des pays arabes, la danse dite « orientale » ou baladi  est l’une des plus anciennes danses du monde. Il n’y a pas une danse baladi, mais plusieurs : elle comprend diverses formes. Il semblerait qu’elle puise ses racines dans des rituels antiques pour la « Déesse mère » en Inde et dans le bassin méditerranéen. Mais il existe de nombreux mythes à propos de son apparition et peu d’informations fiables et vérifiées. Dans l’imaginaire collectif, la danse baladi est généralement associée à une forme de séduction strictement féminine. Remzi Cej, engagé dans diverses luttes en matière de droits humains, président de la Commission des droits de la personne de Terre-neuve-et-Labrador et passionné de danse, raconte à Dance from the Mat qu’il n’en a pas toujours été ainsi, notamment dans les Balkans d’où il est originaire.

Danseurs turcs qui jouent des cymbales à une foire. Miniature du 18ème siècle.

Dance from the Mat : La danse orientale ou baladi est très souvent vue comme l’apanage des femmes. Mais certains hommes commencent à pratiquer cette danse comme une profession artistique dans les pays arabes et, ou musulmans. En Turquie, est sorti en janvier le film Zenne Dancer, qui dépeint la vie et la fin tragique d’un danseur baladi (soit zenne en argot turc). Je pense aussi à Alexandre Paulikevitch, un danseur libanais dont les performances sont acclamées dans plusieurs pays. As-tu vu le film Zenne Dancer et qu’en as-tu pensé?

Remzi : Tout d’abord, je voudrais dire que je préfère parler de baladi. La danse « orientale »  est une vision ethnocentrique de l’« Occident ». L’« Orient »  est une création de l’« Occident », comme l’a si bien écrit Edward Saïd. Et on trouve cette danse « orientale » ailleurs qu’au Moyen-Orient, comme dans les Balkans, où se côtoient et s’entrecroisent des pratiques aussi bien « occidentales » qu’ « orientales ».  Quant au film Zenne Dancer, il n’est pas encore sorti au Canada. Mais j’ai vu la bande-annonce et je suis impatient de le voir. Plusieurs récompenses lui ont d’ailleurs été décernées. Le sujet de ce film m’a rappelé une discussion, où mes interlocuteurs étaient très surpris d’apprendre qu’il y a des hommes qui dansent dans le monde arabo-musulman. En fait, il n’y a pas si longtemps, les hommes pratiquaient le baladi dans les pays qui faisaient partie de l’empire ottoman (par exemple, Turquie, Égypte, Liban, Jordanie, Bosnie, Kosova*, etc.). Ceci était considéré comme un divertissement. Dans le monde arabo-musulman, de nos jours, ce sont surtout les femmes qui sont sur scène et très peu d’hommes dansent le baladi. Nous sommes devenus moins ouverts d’esprit et plus conservateurs. La danse baladi est reliée de facto à une expression exclusivement féminine. Ainsi, on assiste à une normalisation de l’association du genre et de la danse, ce qui constitue un retour en arrière. Il y a eu marginalisation de la participation masculine dans la danse baladi.

Dance from the Mat : Les hommes étaient donc nombreux à danser dans le monde arabo-musulman? De quelle période parle-t-on?

Remzi : Dans les pays de l’ancien empire ottoman, par exemple en Turquie, en Bosnie et en Kosova, il y avait beaucoup de danseurs orientaux de genre masculin aux 18ème et 19ème siècles. Ils se produisaient dans les cafés, les salons de thé, les hammams, etc. Les œuvres artistiques qui datent de cette époque font d’ailleurs état de l’existence de cette pratique.  Certaines performances s’inscrivaient dans un contexte homo-érotique. Mais la majorité d’entre elles correspondaient à une forme d’expression.

Jeune homme qui danse, une tambourine sur la tête. Photographie, début du 19ème siècle.

Dance from the Mat : La danse baladi n’est-elle pas généralement perçue comme une forme de séduction, comportant une connotation négative?

Remzi : Aujourd’hui, c’est le cas, mais auparavant les choses étaient différentes.  Il me semble que la perception actuelle de la danse baladi est liée à la représentation sociale à son égard, que ce soit dans les pays arabes ou musulmans ou dans le reste du monde. Dans le pays arabes et musulmans, et souvent ailleurs, cette danse est souvent associée à un mode de vie rédhibitoire. Néanmoins, en Turquie, Asena a révolutionné la perception de la danse, inspirant de nombreuses femmes. En outre, les voyageurs européens ont imprégné la danse baladi d’un parfum d’exotisme et de romantisme. Qu’elle semble taboue ou au contraire exotique et fascinante, la danse baladi interprétée par les hommes est devenue quelque chose d’inhabituel, qui sort du commun. Cependant, il n’y a pas si longtemps, tout le monde la pratiquait, hommes et femmes.

Dance from the Mat : Et toi, est-ce que tu danses?

Remzi : Oui, je danse, je pense que c’est la source ultime de bonheur. Après une longue journée de travail, pour me redonner de l’énergie, je danse pendant 10 à 15 mn sur de la samba, du Cha-cha-cha, de la musique « orientale », de la pop kosovare ou turque, ou encore un morceau d’un groupe de Terre-Neuve. Je ne sais pas si je maîtrise bien la danse baladi, mais j’aime onduler des hanches. Au Canada, nous sommes en amour avec cette danse. Pour l’instant, ce sont surtout les femmes, mais qui sait, on verra bientôt des hommes danser à leurs côtés.

*La majorité des Kosovares font référence à leur pays en tant que « Kosova » afin de décoloniser le terme « Kosovo », initialement institué par la Serbie et également utilisé par les autres nations.

Source des images : www.gay-art.history.org