Short & Sweet # 11 : Festin de poche

Performance de Tedd Robinso et Charles Quevillon. Photo : Michael Kovacs.

Performance de Tedd Robinso et Charles Quevillon. Photo : Michael Kovacs.

Si le FTA ne fait guère la part belle aux premières et deuxièmes œuvres, il prévoit tout de même une tribune pour la création émergente locale en accueillant le Short & Sweet. Retour sur la onzième version, une vingtaine de friandises chorégraphiques à se mettre sous la dent. La consigne donnée aux artistes pour l’occasion était d’investir l’espace.

Performance d'Andreane Leclerc. Photo : Michael Kovacs.

Performance d’Andreane Leclerc. Photo : Michael Kovacs.

On ne présente plus le Short & Sweet, cette plateforme d’expérimentation où des artistes de la scène ont 3 minutes pour présenter leurs performances. Le contexte y est détendu, festif et arrosé. Comme le rappelle les organisateurs, Sasha Kleinplatz et Andrew Tay, cette manifestation invite les participants à prendre des risques, sans se prendre au sérieux. Le public, éclectique, s’approprie ensuite la piste de danse.

Performance des Soeurs Schmutt avec elles-mêmes, Gabrielle Surprenant-Lacasse, Claudia Chan Tak, Marine Rixhon, Anne-Flore de Rochambeau, Robin Pineda Gould et amis et artistes invités.  Photo : Michael Kovacs.

Performance des Soeurs Schmutt avec elles-mêmes, Gabrielle Surprenant-Lacasse, Claudia Chan Tak, Marine Rixhon, Anne-Flore de Rochambeau, Robin Pineda Gould et amis et artistes invités.
Photo : Michael Kovacs.

Dans ce onzième cru particulièrement allumé, certaines performances portaient la marque de fabrique de l’artiste, tandis que d’autres relevaient davantage de l’exploration d’autres avenues et de l’expérimentation». Les artistes se sont bel et bien emparés de l’espace, que ce soit par le corps ou le son. Les propositions, très variées comme à chaque édition, étaient souvent de l’ordre de la performance ou du théâtre, parfois verbeuses et parfois non : Le fou rire d’Irene Discós a pris d’assaut scène et salle ; Catherine Gaudet a mis en scène Dany Desjardins se livrant à un monologue désopilant à propos de sa passion pour son chat ; Natacha Nicora, une artiste de Bruxelles incarnait une créature feuillue étrange qui a littéralement donné naissance à un poisson rouge ; Claudia Chan Tak a concocté un lip synch tragicocomique d’une chanson de Whitney Houston avec Louis-Elyan Martin qui enchaînait Short & Sweet avec Khaos d’O Vertigo à l’Usine C. Deux autres interprètes de la même compagnie ont aussi débarqué in extremis : Caroline Laurin-Beaucage a chorégraphié une performance insolite et poétique, sorte de sculpture vivante avec Esther Rousseau-Morin et Rachel Harris enduites de plumes et manipulant un poulet ; le Prélude à l’après-midi d’un douchebag, actualisation de la pièce de Nijinsky par Andrew Turner était hilarant et pétri d’inventivité. En effet, il y avait aussi de la danse, souvent dans un registre parodique, comme chez Katie Ward, accompagnée par Leif Vollebekk, qui posait une question très pertinente – « qui juge de la qualité d’une performance de danse contemporaine? » – et chez Stephen Thompson, qui balayait la scène avec des rubans esprit gymnastique rythmique déjantée en compagnie d’Ame Henderson. Celle-ci est la fondatrice de la compagnie torontoise Public Recordings, à l’affiche au FTA avec What we are saying, pièce singulière sur l’impossibilité d’être vraiment « ensemble ». Thompson et Henderson ont été rejoints sur scène par des spectateurs, qui se sont avéré être des danseurs et des comédiens montréalais. Les Sœurs Schmutt ont repris l’hymne musical et dansé de Schmuttland , extrait de leur pièce éponyme, faisant participer des danseurs et des non-danseurs qui faisaient partie de leur public au Bistro Arrêt-de-Bus (je ne l’ai pas vue au Short & Sweet, pour la bonne raison que je faisais partie des spect’acteurs) ; Tedd Robinson, en compagnie de Charles Quevillon, ont intégré des éléments de bois dans leur surprenante appropriation de l’espace et ont même disparu de la scène à un moment. Certaines propositions étaient sulfureuses, comme celle de Gerard Reyes et Billy l’Amour en magnifiques drag queens et celle d’Andreane Leclerc se livrant à des contorsions dans un fauteuil.

Performance chorégraphiée par Caroline Laurin-Beaucage avec avec Esther Rousseau-Morin et Rachel Harris. Photo : Michael Kovacs.

Performance chorégraphiée par Caroline Laurin-Beaucage avec avec Esther Rousseau-Morin et Rachel Harris. Photo : Michael Kovacs.

L’épilogue, très représentatif de l’esprit de Short & Sweet, était proposé par Benjamin Kamino. Installant sur scène le poisson rouge rescapé de la performance de Natacha Nicora, il a invité tout le public à se lever, à fermer les yeux et à danser au ralenti, en lui faisant trois suggestions pour l’inspirer : imaginer un orgasme continu ; bouger en pensant à son espace interne ; se prendre pour Benoît Lachambre.

Performance chorégraphiée par Isabelle Boulanger, avec alexandre fleurent, noémie dufour-campeaun, michelle clermont daigneault, catherine st-laurent et audrey rochette. Photo : Michael Kovacs.

Performance chorégraphiée par Isabelle Boulanger, avec alexandre fleurent, noémie dufour-campeaun, michelle clermont daigneault, catherine st-laurent et audrey rochette. Photo : Michael Kovacs.

Étant organisé dans le cadre du FTA, cette édition de Short & Sweet était gratuite et avait lieu dans le QG du festival, le Cœur des Sciences à l’UQAM. Si l’atmosphère feutrée et intime de la Sala Rossa convient particulièrement bien à Short & Sweet, la mayonnaise a tout de même pris au Cœur des Sciences. Le public était très diversifié et comprenait des curieux, des passants, des festivaliers et beaucoup de monde de la scène artistique montréalaise. Ce joyeux mélange contribuait à créer une ambiance bon enfant, très communautaire, propice à l’expérimentation.

Performance chorégraphiée par Stephen Thompson avec lui-même, Ame Henderson, Clara Furey, Benjamin Kamino, Tomas Furey, Jocelyn Lebeau, Simon Portigal, Thea Patterson et  Jean-Baptiste Veyret-Logerias. Photo : Michael Kovacs.

Performance chorégraphiée par Stephen Thompson avec lui-même, Ame Henderson, Clara Furey, Benjamin Kamino, Tomas Furey, Jocelyn Lebeau, Simon Portigal, Thea Patterson et Jean-Baptiste Veyret-Logerias. Photo : Michael Kovacs.

Performance chorégraphiée par Stephen Thompson avec lui-même, Ame Henderson, Clara Furey, Benjamin Kamino, Tomas Furey, Jocelyn Lebeau, Simon Portigal, Thea Patterson et Jean-Baptiste Veyret-Logerias. Photo : Michael Kovacs.[/caption]Ce Short & Sweet était le premier de Thompson en tant que participant, bien que celui-ci en ait entendu parler depuis des années et ait assisté à une édition il y a quelques temps. Artiste nomade au gré des projets, vivant entre le Canada et l’Europe, Thompson était l’un des interprètes de What we are saying et l’un des enseignants du stage Transformation Danse à Montréal. Interrogé sur sa première expérience de Short & Sweet, Stephen Thompson dit « beaucoup aimer cette idée d’échantillons d’univers d’artistes ». Pour lui, « des manifestations comme Short & Sweet sont importantes car elles sont en-dehors d’une convention, celle de l’économie. Les artistes n’attendent pas de contrepartie monétaire, ils ne sont pas payés. Pour cette 11e édition, le public ne paie pas non plus – note de l’auteure : et, pour les autres, un prix modique – cette absence de convention monétaire crée un environnement essentiel pour les échanges artistiques ». Thompson souligne aussi que Short & Sweet « pose des questions intéressantes sur la durée d’une performance, sur ce qui est accessible ou non dans un court espace de temps », ajoutant que « créer une performance de trois minutes implique la même dose de pression et de doute de soi qu’une pièce d’une heure. Mais c’est en quelque sorte moins traumatisant. Faire partie d’une programmation genre buffet varié évoque une nostalgie familière, celle des festivals de patin artistique et des compétitions de danse. Ce format a renforcé ma confiance dans ma manière de créer. Je crée quelque chose avec l’ethos ou l’idéologie que je cultive en ce moment et je l’inscris dans un lieu et un contexte. C’est fini après. Peut-être que cela réapparaîtra et peut-être pas ».

Performance de Gerard Reyes et Billy l'Amour. Photo `: Michael Kovacs.

Performance de Gerard Reyes et Billy l’Amour. Photo `: Michael Kovacs.

Ce compte-rendu n’est pas exhaustif, alors rendez-vous à la prochaine édition, pour un nouveau mezzé de performances. Short & Sweet est une excellente occasion pour découvrir les arts de la scène en faisant la fête. Vous y verrez à la fois des créateurs chevronnés, émergents ou débutants. Qui sait, vous pourrez peut-être dire que vous avez vu le prochain enfant terrible de la danse montréalaise à ses débuts. Puis, danser les yeux fermés avec 500 personnes qui se prennent pour Benoît Lachambre, ça vaut le détour.

Short & Sweet 8

Short & Sweet 9

Compagnie Mau/Lemi Ponifasio : Les oiseaux dansent aussi

Birds with skymirrors. Compagnie Mau. Photo : Sébastien Bolesch.

Birds with skymirrors. Compagnie Mau. Photo : Sébastien Bolesch.

Les impacts des changements climatiques se font déjà sentir. Ils constituent même un danger pour l’existence des Îles du Pacifique à cause de la montée des eaux. Ces îles dont est originaire Lemi Ponifasio, dont le FTA présente la création Birds with skymirrors. Une prière dansée pour un monde ravagé, à la fois visuelle et expérientielle, pendant laquelle le temps suspend son vol. De cette transe collective, on ne ressort pas tout à fait indemne.

Le chorégraphe samoan – qui habite aujourd’hui la Nouvelle Zélande – est un chef maori qui a fait des études en philosophie et en sciences politiques. Le nom de sa compagnie – un collectif d’artistes, d’activistes, d’intellectuels et de leaders communautaires – vient du parti indépendantiste maori. Il n’est donc pas surprenant que son travail soit engagé et politique. C’était déjà le cas pour Tempest : without a body, à l’affiche au FTA en 2011. Sans pour autant être narrative, Birds with skymirrors a d’emblée un propos clair et lisible : la scénographie est dépouillée, dans des tons sombres. Un panneau en biais coupe la scène, ce qui fait que les interprètes ne seront jamais au centre de la scène (traduisant le rapport circulaire à l’espace dans la culture samoane dont le chorégraphe fait état dans un entretien avec Fabienne Cabado pour le FTA). Des panneaux réfléchissants rappellent des miroirs, comme ces miroirs que semblent porter dans leurs becs ces oiseaux qui transportent des bandes magnétiques, l’image qui a inspiré Ponifasio et qui est le fil conducteur de la pièce. Dans cette atmosphère apocalyptique, un homme commence à bouger dans l’espace, de dos. Il est presque nu et son corps est couvert de peintures rituelles. Il bouge lentement et on voit les frémissements de ses muscles et ligaments, comme s’il était traversé par les ondes de la folie ordinaire des humains. Ses bras, magnifiques, commencent à se déployer. On dirait des ailes engluées dans le goudron. Avec une force qui résonne, il donne des tapes à son sternum, qu’il ouvre face au ciel, comme une offrande.

Birds with skymirrors, compagnie Mau. Photo : Sébastien Bolesch.

Birds with skymirrors, compagnie Mau. Photo : Sébastien Bolesch.

Ponifasio dit ne pas créer de chorégraphies, mais orchestrer des cérémonies. Ainsi, ses danseurs, de par leurs vêtements, crânes rasés, expressions et mouvements, sont des moines. Très inventive, leur gestuelle conjugue la danse contemporaine, les mouvements des animaux et le haka, une danse chantée traditionnelle maorie. Contrairement à ce que son appropriation par des équipes de rugby l’a laissé croire, le haka n’est réservé ni aux hommes, ni aux déclarations guerrières. Les interprètes sont tour à tour des oiseaux luttant pour leur survie et les protagonistes d’une cérémonie qui célèbrent la vie et déplorent la destruction. Ils semblent glisser sur de l’eau, marchant très rapidement dans leurs longues jupes étroites, alors que leur bras se déroulent et ondulent beaucoup plus lentement. Leur danse devient par moments insurrectionnelle, alors qu’ils tapent différentes parties de leur corps, debout ou assis en tailleur dans une ligne face au public. Spectaculaires, théâtrales, un trio de danseuses aux yeux exorbités évoque des prêtresses, poussant des complaintes de pleureuses et des cris perçants d’oiseaux. On verra même apparaître un homme à face d’oiseau, sculptural, portant une sorte de cache-sexe en acier, tel un personnage à la Enki Bilal.

La trame sonore participe à la création d’une expérience contemplative et hypnotisante : une musique électronique qui mélange des sons synthétiques et des sons réels d’oiseaux, de lac, de rivière, que vient interrompre les chants empruntant au haka, invocations, vociférations et litanies des interprètes.

Birds with skymirrors, compagnie Mau. Photo : Mau.

Birds with skymirrors, compagnie Mau. Photo : Mau.

Hommes-oiseaux, femmes-oiseaux. La culture samoane, que les insulaires ont relativement conservée malgré des siècles d’influence occidentale, est caractérisée par un rapport particulier à l’environnement : apparu bien après tous les autres êtres vivants, l’humain est considéré comme l’enfant du cosmos. Il fait partie de l’environnement. On retrouve cette idée dans le langage, où les mêmes termes désignent des parties du corps et des composantes écologiques. Encore aujourd’hui, la culture samoane est imprégnée de la notion du Va, qui signifie à la fois relation, affiliation, communauté, responsabilité, différence, séparation, obligation… Le Va, c’est la connexion entre tous les êtres vivants.

Birds with skymirrors, compagnie Mau. Photo : Kamrouz.

Birds with skymirrors, compagnie Mau. Photo : Kamrouz.

Et puisque l’humain fait partie de la nature, il éprouve dans sa chair la dégradation environnementale dans Birds with skymirrors. La création donne à voir des corps souffrants, notamment lorsque les danseurs pliés en deux s’avancent sur la scène, leur épiderme parcouru de convulsions. L’être humain tend à oublier qu’il est connecté à l’environnement et ceci entraîne une douleur généralisée, semble souligner Ponifasio, reliant le corps à la fois au politique et au cosmologique.

L’un des danseurs avait le visage peint en blanc. Était-il le bec d’un oiseau, dont chaque composante était un des autres interprètes? Une transformation radicale des visions et des pratiques à l’égard de l’environnement, de nos modes de vie, est urgente. Puisse la danse contemporaine y contribuer.

Vous pouvez écouter ici une première expérience de baladodiffusion de Ma mère était hipster : Dominique Charron et moi-même avons discuté du spectacle à la sortie, sans filet, sur les marches de la Place des Arts.