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Compagnie Mau/Lemi Ponifasio : Les oiseaux dansent aussi
Le chorégraphe samoan – qui habite aujourd’hui la Nouvelle Zélande – est un chef maori qui a fait des études en philosophie et en sciences politiques. Le nom de sa compagnie – un collectif d’artistes, d’activistes, d’intellectuels et de leaders communautaires – vient du parti indépendantiste maori. Il n’est donc pas surprenant que son travail soit engagé et politique. C’était déjà le cas pour Tempest : without a body, à l’affiche au FTA en 2011. Sans pour autant être narrative, Birds with skymirrors a d’emblée un propos clair et lisible : la scénographie est dépouillée, dans des tons sombres. Un panneau en biais coupe la scène, ce qui fait que les interprètes ne seront jamais au centre de la scène (traduisant le rapport circulaire à l’espace dans la culture samoane dont le chorégraphe fait état dans un entretien avec Fabienne Cabado pour le FTA). Des panneaux réfléchissants rappellent des miroirs, comme ces miroirs que semblent porter dans leurs becs ces oiseaux qui transportent des bandes magnétiques, l’image qui a inspiré Ponifasio et qui est le fil conducteur de la pièce. Dans cette atmosphère apocalyptique, un homme commence à bouger dans l’espace, de dos. Il est presque nu et son corps est couvert de peintures rituelles. Il bouge lentement et on voit les frémissements de ses muscles et ligaments, comme s’il était traversé par les ondes de la folie ordinaire des humains. Ses bras, magnifiques, commencent à se déployer. On dirait des ailes engluées dans le goudron. Avec une force qui résonne, il donne des tapes à son sternum, qu’il ouvre face au ciel, comme une offrande.
Ponifasio dit ne pas créer de chorégraphies, mais orchestrer des cérémonies. Ainsi, ses danseurs, de par leurs vêtements, crânes rasés, expressions et mouvements, sont des moines. Très inventive, leur gestuelle conjugue la danse contemporaine, les mouvements des animaux et le haka, une danse chantée traditionnelle maorie. Contrairement à ce que son appropriation par des équipes de rugby l’a laissé croire, le haka n’est réservé ni aux hommes, ni aux déclarations guerrières. Les interprètes sont tour à tour des oiseaux luttant pour leur survie et les protagonistes d’une cérémonie qui célèbrent la vie et déplorent la destruction. Ils semblent glisser sur de l’eau, marchant très rapidement dans leurs longues jupes étroites, alors que leur bras se déroulent et ondulent beaucoup plus lentement. Leur danse devient par moments insurrectionnelle, alors qu’ils tapent différentes parties de leur corps, debout ou assis en tailleur dans une ligne face au public. Spectaculaires, théâtrales, un trio de danseuses aux yeux exorbités évoque des prêtresses, poussant des complaintes de pleureuses et des cris perçants d’oiseaux. On verra même apparaître un homme à face d’oiseau, sculptural, portant une sorte de cache-sexe en acier, tel un personnage à la Enki Bilal.La trame sonore participe à la création d’une expérience contemplative et hypnotisante : une musique électronique qui mélange des sons synthétiques et des sons réels d’oiseaux, de lac, de rivière, que vient interrompre les chants empruntant au haka, invocations, vociférations et litanies des interprètes.
Hommes-oiseaux, femmes-oiseaux. La culture samoane, que les insulaires ont relativement conservée malgré des siècles d’influence occidentale, est caractérisée par un rapport particulier à l’environnement : apparu bien après tous les autres êtres vivants, l’humain est considéré comme l’enfant du cosmos. Il fait partie de l’environnement. On retrouve cette idée dans le langage, où les mêmes termes désignent des parties du corps et des composantes écologiques. Encore aujourd’hui, la culture samoane est imprégnée de la notion du Va, qui signifie à la fois relation, affiliation, communauté, responsabilité, différence, séparation, obligation… Le Va, c’est la connexion entre tous les êtres vivants. Et puisque l’humain fait partie de la nature, il éprouve dans sa chair la dégradation environnementale dans Birds with skymirrors. La création donne à voir des corps souffrants, notamment lorsque les danseurs pliés en deux s’avancent sur la scène, leur épiderme parcouru de convulsions. L’être humain tend à oublier qu’il est connecté à l’environnement et ceci entraîne une douleur généralisée, semble souligner Ponifasio, reliant le corps à la fois au politique et au cosmologique.L’un des danseurs avait le visage peint en blanc. Était-il le bec d’un oiseau, dont chaque composante était un des autres interprètes? Une transformation radicale des visions et des pratiques à l’égard de l’environnement, de nos modes de vie, est urgente. Puisse la danse contemporaine y contribuer.
Vous pouvez écouter ici une première expérience de baladodiffusion de Ma mère était hipster : Dominique Charron et moi-même avons discuté du spectacle à la sortie, sans filet, sur les marches de la Place des Arts.