« Je déteste les danseurs, j’aime les gens qui dansent »

En ouverture du Festival Transamériques, « Sideways Rain », une pièce de la compagnie suisse Alias, dirigée par le chorégraphe brésilien Guilherme Botelho : La traversée inlassable du temps par l’humanité, ou comment mettre tout le Théâtre Jean Duceppe en transe sur du Murcof.

Extrait du spectacle en vidéo

Si Sysiphe dansait

Dans la pénombre, 14 hommes et femmes entrent sur scène et marchent lentement à quatre pattes, du côté jardin vers le côté cour. Insectes? Mammifères rampants? Batraciens? Reptiles? Le mouvement s’accélère, la lumière s’accentue. Les personnes passent et repassent devant nos yeux, toujours dans la même direction. Elles ne s’arrêtent jamais, font à l’unisson les mêmes gestes très simples, chacune à sa manière. De profil, elles roulent sur elles-mêmes inlassablement. Puis, elles glissent. Elles marchent. Elles roulent à nouveau. Elles rampent. Elles courent. D’abord, elles regardent en avant, puis en arrière. Leur traversée semble se poursuivre lorsqu’elles sont hors de portée de nos yeux. Dans ce flux humain continu, on voit apparaître des variations de forme, de rythme, de vitesse, d’intensité, de fluidité.

Minorité en fuite? Survivants d’une guerre? Réfugiés politiques? Migrants clandestins? Citadins solitaires à la vie monotone? Amoureux transis? Ouvriers qui répètent les mêmes gestes? Hypnotisés et essoufflés par procuration, nous regardons les danseurs défiler pendant une heure, tels des Sisyphe incarnant l’inexorabilité du temps qui s’écoule et du destin, le fil conducteur de l’humanité.

Une seule fois, pendant la déferlante des corps, un homme est allé à contre-courant brièvement. Une autre fois, des personnes se sont prises par la main, brisant fugacement leur course par un moment d’intimité, avant de reprendre inlassablement leur mouvement.

Une rivière sur scène

Le titre de la pièce fait référence à la « pluie horizontale », à savoir les précipitations qui tombent à un angle droit par rapport à la pluie normale, généralement causées par des cyclones ou des vents très forts.

Guilherme Botelho, chorégraphe de cette pièce, directeur de la compagnie de danse Alias, désirait tenter de mettre une rivière sur scène. Au moment où il préparait cette pièce, son père venait de mourir. Qu’est-ce qui reste de notre passage sur terre, de nos existences, de nos actions, de nos échanges? D’où venons-nous? Où allons-nous? Qu’est-ce qui nous relie? Botelho s’est interrogé sur ces questions et a voulu travailler sur la notion très subjective de destin et sur les connexions tissées par les individus. Un jour, pendant que Botelho courait dans Genève, il vit une rivière. Il réalisa qu’une rivière était trop grande pour que l’on puisse visualiser son début et sa fin. S’il arrivait à reproduire le flux de cette rivière sur scène, alors il serait parvenu à représenter le destin. Pari réussi.

Une théâtralité graphique et interactive

Selon Guilherme Botelho, Sideways Rain est une « pièce-écran », que le public peut interpréter à sa guise. Les images qui se déroulent devant nos yeux ne racontent pas toute l’histoire. Pourquoi ces personnes passent et repassent? Que fuient-elles? Vers quoi courent-elles? Que se passe-t-il hors de notre regard? Botelho dit avoir entendu des lectures très variées et souvent insolites du spectacle, puisque les spectateurs y projettent leurs états d’âme, leurs réalités et leur vécu. La pièce n’est pas gaie ou triste, elle est voulue émotivement neutre pour permettre une « théâtralité interactive », dixit le chorégraphe. À l’instar des œuvres précédentes de Botelho, Sideways Rain est de la danse-théâtre mais un  autre genre de théâtre, plus graphique.

Une chorégraphie semi-improvisée sur Murcof

Les danseurs ont répété au préalable de petites phrases chorégraphiques, mais ne savent pas à l’avance lesquels ils font faire et combien de fois ils vont passer sur scène. Une personne leur donne des consignes chorégraphiques au hasard en puisant, en fonction du timing de la musique, dans plusieurs possibilités prédéterminées. Botelho désirait arriver à une fluidité naturelle, ce qui est une gageure. Ainsi, lorsqu’un « accident », un imprévu chorégraphique, se produisait pendant les répétitions, le chorégraphe élaborait des règles pour permettre aux surprises heureuses de se reproduire.

Selon le chorégraphe brésilien, il n’est pas facile d’être naturel sur scène. Il dit détester les concepts, la danse conceptuelle, les pas affectés sur scène, les danseurs : « Moi, je déteste les danseurs, j’aime les gens qui dansent ».

Force est de constater que, même si les mouvements sont simples, la pièce est très exigeante, à la fois physiquement et mentalement, pour les danseurs d’Alias. Elle fait appel à une très grande concentration. Les danseurs parcourent presque une dizaine de kilomètres. Ils doivent s’adapter en permanence, sortir et rentrer de scène continuellement et ce, tout en faisant chaque mouvement comme s’ils les faisaient depuis toujours. De nombreux mouvements sont réalisés de profil, ce qui révèle les moins imperfections. Enfin, bien que la fluidité soit naturelle, les mouvements des danseurs ne sont pas tous organiques. On pense par exemple à la course dans les fils, comme si les danseurs étaient happés par le bras par une force invisible.

Parfaitement appropriée à la pièce, la musique du compositeur électronique Murcof (mexicain, de son vrai nom Fernando Corona) joue un rôle primordial dans la construction d’une fluidité naturelle. Selon Botelho, elle aide à arrondir les angles et contribue à ce que les spectateurs entrent dans un état hypnotique.

Comment mettre un terme à l’infini?

La construction de Sideways Rain a présenté un défi majeur : tout comme le temps qui passe, elle n’a pas de fin. Or, comment terminer ce qui n’a pas de fin? Pour remédier à ce problème, Botelho a pensé à des fils qui apparaissent sur scène qui happent les danseurs : « Si on était au cinéma, les danseurs n’auraient pas touché terre ».  Ces fils représentent les liens entre les êtres humains et les traces, éphémères ou durables, que laissent les rencontres et les échanges. Ainsi, la pièce finit en spirale. La roue du temps reprend, le début et la fin se confondent.

L’image que je garderai à l’esprit lorsque je penserai à Sideways Rain sera ces roulés boulés de profil, avec les jupes des femmes qui s’ouvrent comme des corolles de fleur à chaque mouvement. Dans ce flot infini, beau et quelque peu mélancolique et grisâtre, j’ai trouvé merveilleuse l’expansion et la contraction de la robe rouge d’une des danseuses.

2 réflexions sur “« Je déteste les danseurs, j’aime les gens qui dansent »

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